Récits "d'hiver"

Le pouvoir de l’intention

 – intention. 

4h00
Aujourd’hui, je l’annonce haut et fort : rien ni personne ne m’empêchera de terminer ce qui sera à midi devenu le premier roman du reste de ma vie ! Cette fois, je suis paré ; au moindre contretemps, je sors incantations, sticks de sorciers, poudres et formules magiques en tout genre.
C’est parti !

4h45
Parti… c’est vite dit. Ce matin, comme tant d’autres avant lui, mon imagination tarde à sortir de sa torpeur nocturne. Si pendant longtemps j’ai conçu frustration et agacement de ce lent démarrage, j’ai appris depuis la patience. J’en ris même avec mon garagiste, c’est dire : « M’sieur Marcel, ma créativité carbure au diesel comme vos véhicules. Sauf que chez moi, le temps de chauffe oscille entre vingt minutes et une heure. »
L’instant où les mots se décident enfin à former un tout cohérent sur l’écran de l’ordinateur relève d’une étrange alchimie. Or, ce moment est fragile. Un souffle, une distraction, un bruit gênant, et le voilà renvoyé aux calendes helléniques. Alors, je reste vigilant, attentif à contrecarrer sur-le-champ la moindre interruption.
Justement…
Chaussons frottés sur le carrelage. Porte du bureau qui s’entrouvre doucement. « Papou, j’arrive pas à dorm… ! » Ni une, ni deux… Coup de baguette. Piouff. Fumée. Repiouf. Apparition. Une Morphée en culotte courte et aux bras potelés saisit doucement par l’épaule mon fils qui déjà se frotte les yeux. Je les regarde s’éloigner tous les deux en direction de la chambre. Mon garçon a de la chance. La prochaine fois qu’il m’arrivera de chercher mon sommeil, aurai-je droit moi aussi à l’équivalent adulte de cet ange frisoté ? En vérité, je doute que ma femme soit d’accord. A la place, elle m’enverra sûrement d’autres créatures à boucles, et je devrai les compter celles-là. Bah, n’y pensons plus et revenons… à nos moutons.

6H15
Des lutins espiègles viennent de ravir ma concentration. En leur compagnie, je la vois qui se pose sur une feuille solitaire qui tourbillonne au vent d’automne, puis qui se pend à l’aiguille de la vieille horloge égrenant les secondes, et enfin qui se faufile, agile, entre les livres de ma bibliothèque. Au passage, ces coquins, plus farceurs que méchants, mettent du poil à gratter sous mes fesses qui s’agitent sur leur siège. Il est temps de faire une pause.
Je connais bien ces petits gnomes agaçants pour leur avoir longtemps résisté. En vain, d’ailleurs. A l’issue de chacune de mes tentatives, c’était ma fête ou Halloween. Trick sur trick, sans treat. De guerre lasse, j’ai fini par renoncer à toute résistance… pour m’apercevoir que ma concentration, libérée sans doute de mon insistance, revenait vers moi bien plus rapidement ! Sourire aux lèvres en prime.
Toc, toc, toc.
Lyse passe sa tête ébouriffée de nuit dans l’entrebâillement de la porte : « Mon amour, tu viens prendre un café ? »
La pause s’impose doublement.
– Bien sûr, chérie. Je te rejoins au saloon dans une minute.
– Quelle diligence ce matin, cow-boy ! Je n’y suis pas habituée.
Le ton est badin, mais derrière les mots je discerne, sinon une pointe de jalousie, du moins ce sempiternel désir d’être première en mon cœur (Lyse me reproche souvent de passer plus de temps avec mes personnages qu’avec elle). Mais ce matin, il n’y aura pas de chamailleries ; le partage sera équitable. J’ai tout prévu.
Le petit déjeuner s’est agréablement déroulé. Au menu, bonne humeur et tartines grillées, tête à tête et lait d’avoine, quelques noix (c’est bon pour le cerveau !), un ristretto. Mais il est déjà l’heure de retourner dans mon antre. Et pour cause : ma concentration, câline et courte vêtue, est revenue gratter à ma porte. Je brûle de m’échapper. Lyse, adepte du partage des tâches et bien moins de celui de son homme, a soudain un tas de choses à me dire et à demander : « Tu sais quoi, madame Raquin, la voisine, part à Aix chez sa belle-fille, au fait n’oublie pas la facture du couvreur, trie les poubelles… »
C’est le moment. Discret plissement du nez. Façon sorcière bien-aimée.

6h45
Vraiment pratique ce don d’ubiquité ! Satisfait, j’ai repris l’écriture, laissant ma femme papoter avec mon double.
L’inspiration est là, je ne la lâche plus.

9h00
Je n’ai pas vu les heures défiler. Devant mes yeux, cinquante lignes dont je suis, une fois n’est pas coutume, pleinement satisfait. Que donnerais-je pour qu’il en soit toujours ainsi ! Hélas, je n’ai pas le pouvoir d’influer sur cette magie-là. Je ne peux qu’en apprécier ses trop rares bénéfices.

9h30
Après une nouvelle pause durant laquelle j’ai libéré mon alter ego (j’avais un forfait trois heures) et engagé une folle partie de petits chevaux avec deux garnements surexcités, je suis à nouveau devant mon écran. Cette fois-ci, pour m’exfiltrer, nul besoin de la charmante Samantha Stevens : un simple coup de fil de grand-mère Michèle a suffi. Et dziiing, épouse et enfants ont disparu. Qui a dit qu’une belle-mère ne servait à rien ?!

10h05
Le temps a repris son cours… et je cours après. Les minutes s’alignent sur les murs de mon bureau devenu prison.
IIII IIII
Les mots, eux, se sont fait la malle, à toute bringue zingue tandis que j’avance comme un escargot qui en bave.

10h37
Tiens, et si je jetais un p’tit coup d’œil à mon blog ? Et si je jouais à Candy Crush ? Et si, et si…
Procrastination quand tu nous tiens…
Bon sang, reprends-toi l’ami !

Midi
Terminé pour aujourd’hui ! J’admets, je n’ai pas atteint l’objectif : achever mon premier livre. Mais, après tout, le secret d’une belle journée d’écriture n’est-il pas de se satisfaire de ses entreprises, quand bien même elles restent inachevées ? Et pour cela, nul besoin de magie. Il suffit de… le vouloir. Tout simplement.

Une réponse à “Le pouvoir de l’intention”

  1. Valérie-Anne dit :

    Joli nouvelle, très agréable à lire.
    J’aime plusieurs de tes formulations. « Lyse, adepte du partage des tâches et bien moins de celui de son homme », « Les mots, eux, se sont fait la malle, à toute bringue zingue tandis que j’avance comme un escargot qui en bave. »
    Au plaisir de te relire

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