Récits "d'hiver"

Elle est brillante !

Vous découvrirez ci-dessous deux histoires au titre identique, deux présents pour le prix… d’aucun, car c’est gratuit ! Vive noël !  

Sous-titre du premier cadeau : l’éloquence amoureuse

   Julien était mon meilleur ami. Nous nous connaissions depuis la maternelle et, voyez-vous, notre amitié demeurait encore pour moi un mystère. Il était tout ce que je n’étais pas : ouvert, charismatique, frondeur, délicieusement impertinent. En un mot, il plaisait ! Il faut croire que les opposés s’attirent.

   Ce jour-là, il me poussait sans ménagement dans les couloirs de la fac. Nous étions en retard. Julien, alors étudiant en troisième année de droit pénal, voulait absolument que j’assiste à un cours d’éloquence donné par une professeure qu’il parait de toutes les qualités. Bien que je n’aie que peu d’intérêt pour ce genre d’exercice, je m’étais – une nouvelle fois ! – laissé convaincre. « Elle a quarante ans, elle est belle, elle, elle… » s’emballait mon ami en tentant de me la décrire avec forces gestes.

   Alors que nous entrions discrètement dans l’amphithéâtre, il me révéla qu’il avait une liaison avec cette prof depuis bientôt trois semaines. Intense et extatique ! Seule ombre au tableau de cette histoire naissante : son mari. C’était, d’après Julien, un avocat en droit des affaires imbu de sa personne, un Attila des cours de justice sans foi ni cœur, une brute épaisse et grasse qui… Il s’était arrêté net, pris d’une pâleur subite. « Bordel, c’est lui ! » me souffla-t-il en m’indiquant du menton un homme assis au dernier rang. A la vue de cet inconnu et des poings soudain serrés de mon ami, je fus saisi d’une sourde inquiétude. J’étais en train de vivre un de ces moments désagréables – vous en avez sans doute déjà connus de similaires vous aussi – où l’on sent confusément qu’un fâcheux incident est sur le point de survenir, et qu’on ne pourra rien y changer.

   « Suis-moi » gronda Julien, les lèvres pincées. Avec horreur, je le vis se diriger droit vers le mari et prendre place à ses côtés. Distrait un instant par cette arrivée impromptue, l’homme jeta à mon ami un rapide regard avant de reporter son attention sur son épouse qui débattait en contrebas sur l’estrade ; avec – j’étais forcé de l’admettre – beaucoup de talent. Alors que je m’asseyais à mon tour, mon cœur battait à tout rompre. Qu’allait-il se passer ? Pour tenter de calmer mon anxiété, j’entrepris d’observer notre voisin à la dérobée. La soixantaine avantageuse, le profil avenant, il était plutôt bel homme. Il n’avait rien du monstre dépeint par mon ami et, à la façon dont il regardait son épouse, il paraissait évident qu’il en était amoureux. Était-il venu là simplement pour jouir en secret de sa belle, comme l’eut fait un admirateur secret ?

   Le temps passait, rythmé par la verve énergique de cette femme envoûtante convoitée par mes deux voisins qui s’ignoraient toujours. J’en venais à espérer avec soulagement qu’il n’y aurait pas de passe d’armes quand le mari engagea, bien incidemment, les hostilités. Se tournant vers Julien, il lui souffla, les yeux mouillés de fierté : « C’est mon épouse. Elle est brillante, n’est-ce pas ?
– C’est parce qu’elle a chaud, répliqua Julien du tac au tac, en passant un doigt sur son front. »
     Le feu aux joues, je n’osai plus respirer, encore moins les regarder. On y était !
– Bel esprit, sourit le mari, j’apprécie la finesse de la répartie, convenez toutefois que cette femme – ma femme – est douée.
– Je vous l’accorde, elle est bonne.
– Merci, jeune homme.
– Je vous en prie, monsieur, apprenez que tout le plaisir est pour moi. Vraiment. »

   Une ovation nourrie éclata à cet instant, mettant fin à ce singulier dialogue. Tous s’étaient levés et frappaient dans leurs mains. Je jetai un coup d’œil à Julien ; il arborait un sourire satisfait.
     Je me dressai à mon tour comme tous les autres pour acclamer.
     J’étais cependant le seul qui applaudisse mon ami.

XXXX

Sous titre du second cadeau : tel épris qui croyait prendre
Avec en prime son sous-sous-titre : Non, mais quel Kong, ce type ! 
(l’intrigue reste la même mais la trame de l’histoire est différente.  Bonne lecture !)

   Deux hommes assistent à un match de catch féminin. Assis côte à côte, ils ne se connaissent pas. L’un est chauve et bedonnant ; c’est le mari. L’autre a le poil fourni et un corps de rat ; c’est l’amant. L’un ignore qu’il est cocu, l’autre se délecte de cette ignorance. Nous dirons que l’un s’appelle Roger et l’autre Juan.

   Roger est venu parce qu’il l’aime tout plein, son Incredible Kong (cent deux kilos pour un mètre quatre-vingt-un d’amour… tout de même). Il assiste à tous ses matches, le cœur battant, l’œil chargé d’émotion, et de tristesse parfois quand elle l’ignore. Juan, lui, s’il est épris, c’est de ce qu’elle représente : la puissance. Car Juan aime la puissance, celle née de la possession et du pouvoir sur l’autre ; c’est pour en jouir qu’il s’est assis aux côtés de ce brave cocu.

   Sur le ring, le combat s’intensifie. Dans la salle, les esprits s’échauffent, les corps et les langues s’agitent. « Elle est belle, hein ! s’exclame soudain Roger avec émotion en prenant à parti Juan qui n’attendait qu’un prétexte.
– Belle, j’irai pas jusque-là ! mais scintillante, pour ça ouais ! »
     Roger trouve quand même qu’elle est bien jolie sa Kong d’amour. « Mais c’est vrai aussi qu’elle est brillante, admet-il, son nouveau costume est…
– Non ! C’est son front qui scintille : elle transpire » se marre Juan en tapant dans les côtes à Roger.
   Décidemment ce voisin a de bien désagréables manières. « Si elle a chaud, la défend Roger, c’est qu’elle se donne à fond ; elle est tellement douée.
– Plus que douée, bonne. Tu peux me croire. »
     Roger le croit. Il tique tout de même un peu ; ce type le met mal à l’aise.
– Oh ! et regarde cette prise, là, enchaîne Juan, les cuisses en ciseau autour du cou, mon vieux. Hé, hé, hé, ce doit être qu’èque chose au pieu, hein ? »
   Roger est habitué aux blagues souvent vulgaires et grasses ; elles fusent partout ici. Mais celles de ce gars…
– Elle a une maladie vénérienne !
   Roger ne sait pas pourquoi il a répondu ça ; à un inconnu qui plus est (pardon Kongounette pour ce mensonge). Il n’est pas comme ça d’habitude, mais la vulgarité malsaine de ce type l’a exaspéré. En tout cas, ça l’a calmé d’un coup le mec ; il est devenu tout blanc.

Une réponse à “Elle est brillante !”

  1. Sabrina P. dit :

    Bonjour Thierry ! Merci pour le cadeau de Noël avant l’heure ! Je ne saurais dire quel texte j’ai préféré, j’ai préféré la subtilité du premier mais le dénouement et le côté tranchant du second. En tout cas, je me suis bien amusée à te lire, et je suis certaine que tu t’es régalé à les écrire ! Belle journée à toi, Sabrina.

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