Récits "d'hiver"

Vade Retro !

À quelques jours de Noël. Dans une ville de banlieue, morne et parisienne.

   Sous le silence glacé des étoiles, une cloche frappe trois coups lugubres contre la nuit. Le son ricoche, s’accroche aux ombres des arbres, et les étirent jusqu’à la cour d’une usine de jouets. Là, sur cette longue plaine bitumeuse, un attelage solitaire affronte du regard une armée de poids-lourds impassibles en ordre de bataille. Le ciel gronde, les quatre rennes attachés à un traineau misérablement vide piaffent d’une fureur impatiente. Il semble qu’un orage, une guerre, sont sur le point d’éclater. Soudain…
─ Vo… vous, regardez-moi dans les yeux !
   Une lourde carcasse s’agite, mal assurée. De chaque côté de la portière entrouverte du traineau, une main puis l’autre cherchent tant bien que mal un appui. Enfin, leur propriétaire, le bonnet de travers, l’habit tâché de mauvais vin et le nez plus rouge encore que celui de Rudolph, s’en expulse d’un bond maladroit. Le temps suspend son vol tandis que Père Noël finit le sien lamentablement, la barbe sur le gravier.
   Il grogne, s’ébroue, et péniblement se redresse. Le regard flou et fier, il observe un instant les monstres en armure qui attendent face à lui, immobiles, le moment de la charge. Ses yeux roulent de gauche et de droite une colère avinée veinée de lassitude.
─ Toi !
   En titubant, il s’approche d’une camionnette de livraison, se campe devant elle, jambes flageolantes et poings sur les hanches.
─ T… t’es comme tes aînés, toi, lui crache-t-il au pare-brise, t’as le ventre rassasié de cadeaux bien rangés, tu me vo…voles ma vie.
   Le gros bonhomme agite devant lui un doigt revanchard, qui retombe bien vite. Las et résigné, déjà.
─ Vou… Vous avez eu ma peau finalement.
   Le pas pesant, Père Noël fait le tour de la fourgonnette en même temps que celui de sa peine.
─ Mais tout ça c’est ma faute. Comme mes lutins, je suis resté petit. Fabrication trop artisanale, livraison à l’ancienne, obsolète qu’y disaient. Du coup, plus dans le coup. À l’affût, cette chienne de distribution a reniflé la bonne affaire, le bon plan marketing. Ni une ni deux, la voilà qui s’empare de Noël, et s’en trouve grandie. Quel gâ… gâchis ! 
   En spasmes douloureux, Santa vomit longuement son dépit dans le vent qui l’emporte. Bientôt ne reste qu’une bile triste et inutile.
─ Alors, c’est par toi – il a un grand geste du bras vers la horde de camions – par vous tous que j’ai été remplacé. Vous, de vulgaires boites de ferraille conduites par un ordinateur qui bat mes rennes à la course. J… je parie même que vous vous garez toutes seules ; z’avez même plus besoin de vos rétroviseurs. Eux, y sont devenus comme moi : na… naze been. 
   Rageur, Père Noël déglingue un des rétros de la camionnette. Puis, se traîne au traineau, ce dérisoire trophée à la main. Vaincu.

Vingt-cinq décembre, à une heure du matin. En Laponie, à la maison du Père Noël.

   Affalé sur une chaise branlante, Santa s’envoie une bouteille de mauvais alcool. Il boit à grands traits à ce putain de mois de décembre. A cette putain de soirée d’hiver, branque, noire et glaciale.
─ Hé ! à t’inquer comme ça, c’est l’alcool qui va t’étouffer, pas la politesse, pat’on.
   Père Noël sursaute. Qui ose s’adresser à lui de la sorte ? Il n’y a personne ici à part sa solitude. Les gnomes ont depuis bien longtemps fichu le camp, fatigués de se faire rabrouer à tout bout de champ. Il jette autour de lui un regard presque aussi vide que les flasques de verre renversées à ses pieds. Finalement, ses yeux se posent sur l’objet qui trône à l’autre bout de la table. Ses sourcils se lèvent, sa bouche s’écarquille de surprise. Elle est bientôt aussi ronde que son propriétaire.
─ J… je rêve, un rétro qui parle !
─ Et pou’quoi pas ? C’est ça, la magie de Noël. Tout est possible : moi, le joie, l’amou’. Le pa’tage aussi. Mais au fait, toi, tu échanges quoi à pa’t des coups de botte dans le cul d’un ’étro ?
─ Mais c’est qu’il m… m’enguirlande en plus !
─ C’est de ci’constance, non ? On est le G’and Soi’ !
─ Le Grand Soir, tu parles ! il s’est envolé. Poufff ! parti en fumée, comme les bûches dans la cheminée. Oh ! et puis arrête avec tes questions, elles me filent la migraine. J’aurais dû te laisser dans t… ta fichue usine. Pourquoi j’suis allé y fourrer les bottes ?
─ Sais pas. En tout cas, tu as dû t’y geler les boules.
─ B… bon sang de bois, Retro, rugit Père Noël, qui t’a appris à parler de la sorte ?
  L’agressivité de son interlocuteur n’émeut pas outre mesure le rétroviseur.
─ Le chauffeu’ de mon camion est Guadeloupéen. J’ai le langage fleu’i de mon île, y dit souvent. Il dit aussi…
─ Suffit ! Ton travail de rétroviseur, ce serait plutôt d’observer, pas de parler.
─ C’était ! À cause de toi, j’ai pe’du mon emploi.
─ Ouais, alors t…t’es comme moi : une quantité négligeable, un souvenir. Inutile.
─ Cause pour toi, Pèpè’e Noël. Si je rega’de plus, je vois enco’e bien ; et ça, c’est utile. Tiens, là devant moi, j’ai un vieil homme mélancolique qui boit et b’oie du noi’.
─ Et qu…qu’est-ce que tu vois d’autre, petit malin ? grince Santa, miroir, miroir, dis-moi quel est le plus beau métier du monde ! 
─ Qu’est-ce que j’en sais, moi, je suis pas Blanche Neige. En tout cas, à rega’der ta tête, ce n’est plus le tien ! En ce moment, tu es plus Pe’nod que Pè’e Noël !
   Furieux, Santa abat son poing sur la table. Retro hausse le ton.
─ Hey Father, la colè’e est mauvaise conseillè’e. Si t’es malheu’eux, change de job. Ecoute-moi ! ou plutôt rega’de-moi. Ou plutôt non ; il ne faut jamais rega’der de’’ière soi. Au contraire, il faut positiver, aller de l’avant ! Chante : il en faut peu pou’ êt’e heu’eux, v’aiment t’ès peu… Fais pas ton balou’d, mais ton Baloo. Dis-moi, tu voulais fai’e quoi quand tu étais petit ?
   Santa pose son avant-bras sur la table, y laisse tomber une joue, et puis soupire.
─ Tu sais, ma destinée est tracée depuis toujours. Tu seras Père Noël, mon fils, comme moi, comme ton grand-père avant moi, disait mon père.
─ Ttt, pas de ça avec moi, hein ! Tous les ga’çons ont voulu un jour êt’e pompier, soldat ou sage-femme. Tous les enfants ont un ‘êve.
   Santa ne répond rien. Les yeux dans le vague, il vogue vers des rivages lointains.
─ Y a bien une chose, finit-il par avouer, mais promets de ne pas rire… Il hésite un peu, puis lance dans un souffle : cowboy.
   Le rétroviseur en vibre d’excitation.
─ J’aurais voulu êêêêêt’e un cooooowboy… Whaou ! man, ‘espect.
─ Tu vois, tu te moques, se rembrunit Père Noël.
─ Qui aime bien taquine bien ! Je vais t’avouer quelque chose : j’ai eu un aut’e métier avant ; j’étais o’dinateu’ en ’essou’ces Humaines. Alors, je te le dis : tu as toutes les compétences !
─ Hein… ? s’exclame Père Noël, ahuri.
─ Hé, man, je sais de quoi je cause, vacher ou Santa, c’est kifkif bou’’icot  ! Les étendues sans limite, la solitude, tu connais. Tu livres des milliers de cadeaux, le vacher, autant de bêtes. Son lasso à lui, c’est ta co’de lancée au cou des cheminées. Et puis, tu picoles déjà tout pa’eil !
─ Tu crois…
─ Bon dieu ! vis ton ‘êve, Adam, il est jamais t’op tard. Une bonne fo’mation, et hop, comme on dit en Guadeloupe, dans un an t’y es. Ho, ho, ho !
   Pendant que Retro se marre, Père Noël dodeline doucement du chef : cowboy, un doux rêve d’enfant. Un désir d’adolescent. Mais la pression familiale… il avait renoncé. Que de ressentiment et de frustration après ça. Mais à quoi bon expliquer tout cela à un rétroviseur. Tout de même… Cowboy. Et si…  L’excitation tout autant que l’ivresse lui embrase soudain le cerveau, fouette son sang. Il rajeunit, retrouve sa fougue et son allant. Alleeeez !  Il claque son verre contre celui du rétroviseur et tonne :
─ Tu as raison, Retro, il n’est jamais trop tard !

 Dans l’année qui suivit…

   Désertée, la maison du Père Noël fut transformée en musée. Envoyé en déchetterie, Retro s’y recycla à nouveau. Devenu miroir, il trouva place dans le salon d’une demeure bourgeoise face à la télévision. C’est là, suspendu au mur et aux lèvres d’un présentateur TV, qu’il découvrit à la veille de Noël une bien triste histoire : aux Etats-Unis, un homme affublé en Santa Claus s’était partout vu refuser le travail de ses rêves au prétexte qu’il était trop âgé. À la place, les agences pour l’emploi qu’il avait sollicitées lui avaient proposé des postes de ramasseur de caddies ou livreur de journaux. C’est beaucoup mieux que cow-boy, lui avaient-elles assuré. Profondément abattu, le vieux bonhomme s’était rendu dans un centre commercial où il avait dégainé à tout va ses cadeaux sur la foule. Les munitions colorées, tirées avec une adresse surprenante en dépit de l’ébriété du tireur, avaient blessé une dizaine de clients. Au moment où la police appréhendait l’individu, ce dernier, prostré au sol, baragouinait en boucle des propos incompréhensibles : Retro a ca… a cassé mon rêve, Retro a

Ces mots donnèrent au miroir beaucoup à réfléchir.

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