Récits "d'hiver"

CQFD

« Vite…, avertir m’sieur… César. »
Laurel sort en trombe de la grange, prend à droite pour longer l’écurie. Devant la maisonnée, il ralentit sa course, hésite un bref instant. Mais l’urgence est pressante et l’heure d’importance ; tant pis si on le voit. Il redouble d’ardeur, mouline des quatre fers, passe à toute vitesse, tête et queue basses, sous le perron des maîtres. Fff. Vire à gauche et traverse la cour à toutes pattes. Fff, fff. Saute au-dessus des flaques d’eau sale et de purin. Fff. N’ayant cure et que faire du furieux caquètement des canards courroucés.
César est près du pré aux vaches, allongé au soleil. Laurel s’écroule devant lui, tout crotté, épuisé, haletant. « Qui donc fait un tel foin ? grogne l’importuné sous le regard placide d’un bœuf qui mâchouille le sien. C’est toi, le rat ! Mais qu’est-ce qu’y t’prend de te mettre ainsi la rate au court-bouillon ? 
– Vous vous moquez de moi.
– Tu te fais des idées, Jerry ! ricane le mâtin.
– Et vous continuez… se vexe Laurel, je vous préviens, je repars.
– Ecoute raton, si t’es là, c’est parce qu’on est…
– … en affaire, je sais, vous me le serinez assez : en échange de votre protection, gna, contre Félix, le chat de la ferme et votre ennemi juré, gna, gna, je vous aide à en savoir plus sur lui, gna, gna, gna.
– Ouais, tu te faufiles partout. T’es l’espion parfait. Je dis, tu agis. T’es à ma botte, alors je te traite comme bon me semble. Gnaaa !
– Ce serait tout de même mieux si on s’entendait bien, soupire Laurel.
– N’en demande pas trop, Ratatouille. Alors, qu’as-tu à m’apprendre ? »
Laurel se glisse sous l’oreille pendante du chien et, la patte en conque devant la bouche, délivre son message. « L’initiation d’un chaton en fin d’après-midi, murmure César, par Félix. T’es sûr ? 
– Certain, rétorque le rat, le jeunot n’a pu s’empêcher de le dire à un canard qui s’est empressé de le répéter à un autre qui… – vous savez comment vont les cancans – et ainsi de suite jusqu’à mes esgourdes. Ça se passera dans la grange.
– Alors, on y sera aussi. Hardi, Laurel, le sort en est jeté.
– Ave, M’sieur César.»

Plus tard, dans la grange, cachés derrière des sacs de blé.

 » Dites, demande à voix basse Laurel à César, à propos de Félix : pourquoi détestez-vous à ce point cet Attila des rats ?
– C’est une longue histoire, gronde le chien.
– Ben justement, ça va nous occuper en attendant. Et puis, comme vous le dites si bien, on est… en affaire, alors j’estime être en droit d’en savoir un peu plus.
– Tu n’as aucun droit, Gus. Mais t’as raison sur un point : ça va passer le temps. Alors, écoute ça : on dit depuis des siècles le chien fidèle à son maître. C’est vrai, c’est dans ses gènes. Pourtant cet amour n’a jamais été considéré à sa juste valeur par l’homme. Que lui a-t-il donné en retour ? Rien, ou si peu ! Sur le sujet, je pourrais en écrire un poème ! mais je préfère plutôt te le réciter :
          Le chien dort à la niche dans l’hiver et les tiques.
          Il se nourrit de restes, il prend tous les risques
          À mordre les voleurs, et ramener les troupeaux
          À la vache merci de leurs fermes sabots.
          Déconsidération, défaveur, discrédit,
          Depuis les origines, c’est cela notre vie.
Et pendant ce temps-là, comment était celle des chats ? Belle, rêvée, de château ! voilà la vérité. Alors, un beau jour, excédés de l’injustice humaine, mais ne pouvant renier notre nature de meilleur ami, nous  rejetâmes notre rancœur sur les minous, bien mieux traités… »
Le rat, fasciné, découvre alors une incroyable histoire de jalousie canine, de bêtise humaine et de chats immortels. Le ressentiment des canidés s’accentua lorsque leurs ennemis cessèrent de miauler le moindre remerciement aux hommes toujours plus asservis ; baignés d’idolâtrie, ils en avaient perdu jusqu’à la reconnaissance du ventre ! Cette aigreur devint colère, puis haine lorsque les chats se mirent soudain à… éviter la mort. Le sort est décidément injuste, estimèrent les chiens, pourquoi l’immortalité, aspiration suprême de tout être vivant, était-elle donnée à cette engeance hiératique, égoïste et profiteuse ? Se considérant bafoués par le sort, les canidés s’ingénièrent alors, génération après génération, à percer ce mystère.
Les premiers espions remarquèrent que les chats, une fois affranchis de toutes contingences matérielles, se mettaient à… penser. D’autres découvrirent que leur immobilité de pacha, parfaitement maîtrisée, leur permettait de penser… beaucoup. D’autres encore, fins observateurs, ceux-là, du silence des chats, affirmèrent que si les félins s’étaient tus, ce n’était finalement pas par manque de reconnaissance, mais pour mieux concentrer leurs pensées.
Ainsi, les chats pensaient… énormément, intensément !
Mais pourquoi, et sur quoi ?
Un jour, un vieux sage, en assemblée de chiens, leur livra la réponse : c’est parce qu’ils se focalisaient sur l’essentiel – éviter leur mort – que les chats ne mouraient plus. « Tu vois, le rat, conclut César avec amertume, à force de ne méditer qu’un unique problème, ils l’ont résolu. Le hic, c’est que, depuis ce constat, nous ne savons toujours pas comment ils acquièrent cette immortalité. C’est un secret bien gardé. 
– Est-ce à dire que les chiens ont jusqu’à aujourd’hui donné leur langue au chat ? » questionne le rat, sans doute un brin moqueur.
César se redresse en grondant.
« Attention, Mickey, ton humour pourrait me faire perde le mien.
– Que voulez-vous, m’sieur César, renchérit Laurel de plus belle, quand le chat n’est pas là, les souris dansent et le rat…bat joie. Mais, chut, je les entends qui arrivent. Baissez la tête, ils pourraient vous voir.
– Tu as raison, ça mate tout un chat, grogne le chien en se couchant.
– Vous savez que vous pouvez être drôle quand vous voulez, souffle Laurel. Ha ! l’initiation commence. Regardez, le maître se met en position devant le chaton : fesses sur le sol, tête haute, pattes de devant tendues. Il ferme les yeux, se concentre. Une méditation débute et… »
… une grosse patte poilue vient clore les commentaires et le museau du rat.

Les chats ont finalement quitté les lieux.

«  Incroyable, m’sieur César, vous avez vu, il… il s’est soulevé du sol… »
Laurel en frétille d’excitation.
– … par la seule force de sa pensée, ouais, j’ai vu, aboie le chien, mais je ne vois pas en quoi s’élever de quelques millimètres rendrait un chat immortel.
– Au contraire, tout s’explique ! »
Le gros nigaud tourne une tête ingénue vers le petit Laurel qui révèle, l’air pénétré, ce qu’il a découvert.
« Leur secret, le voici : en méditant, les chats lévitent. Or, c’est en lévitant qu’on échappe à la mort. CQFD, m’sieur César ! »

Une réponse à “CQFD”

  1. Sabrina P. dit :

    Thierry ! Je n’arrête plus depuis la rentrée et je retrouve enfin mon clavier et la lecture de mes anciens camarades !

    Où en sont tes projets ? J’ai hâte de les lire, on trouve toujours ton esprit amusé et amusant dans tes nouvelles, même dans ce texte que je reconnais pour en avoir lu d’autres moutures !

    Belle journée à toi,
    Sabrina

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